jeudi 22 août 2013

La dame de Bordeaux


Il se nomme Albert B. jeune antiquaire de Bordeaux, 3, rue Montbazon. Il expose à Port de Lanne, mêlé aux centaines d’exposants, jusqu’à ce que nous tombions (par hasard) sur son stand. Petit le stand, mais un buste nous attire (irrésistiblement). Du marbre. Soixante dix centimètres. Un buste grandeur nature. Mille neuf cent typique, à cause de la coiffure : un chignon sur une coiffure relevée, dégageant la nuque. Des commissures fines au coin des lèvres. Un nez altier (quoique un peu cassé). De l’allure. Presque de la morgue (mais justifiée). Typique ! Il me rappelle mes dames de Barcelone : altières, racées, les cheveux relevés…ça change de mes romaines néoclassiques :

je kiffe.

toujours mon sens de la discrétion : vous n'êtes pas prêt de reconnaitre Albert
en train de rédiger ma facture !

On tente de le soulever : peine perdue, il pèse une tonne ! Plus précisément deux tonnes le mètre cube : du marbre pas besoin de chercher d’autre hypothèse !

Bien obligés de connaître le prix, ce stade toujours difficile, où la formule doit être adaptée à la susceptibilité du propriétaire, à force d’habitude, on ne demande  plus le prix : on demande : « -combien en voulez-vous ? ». Réponse d’Albert : -« quatre cents Euros ».

Phase de méditation : la réponse aurait pu être : « mille deux cents Euros ». Elle aurait du être ce prix. Trois fois moins, c’est à la fois étrange et tentant. C’est tentant et presque accessible. La raison dirait qu’un tel prix est anormal. Mais le cœur (le diable est caché dedans) me fait rétorquer :

-« Trois cents » ?

A ma stupeur, à la stupeur de ma raison (fortement minoritaire et ébranlée dans ses certitudes), voilà-t-il pas qu’Albert (nous sommes en tout début de la brocante et il a hâte de recevoir de l’argent), répond :

-« d’accord »

Je me trouve pris de court. Sans voix. Privé d’arguments. J’ai l’argent demandé, caché en liquide dans mon porte-chéquier. Argent accumulé au cours des mois précédents ; argent détourné des courses alimentaires, et réservé (péniblement) pour une occasion de ce genre. Autrement dit, je me trouve coincé.

Albert (qui est jeune mais professionnel) ajoute instantanément : -« je vous prête naturellement mon diable. (c’est le cas de le dire. Il s’agit d’un bâti métallique muni de deux roues). Et la couverture destinée à la Bordelaise. Vous me paraissez suffisamment sérieux pour que je vous fasse confiance. Vous roulez le buste jusqu’à votre voiture. Vous me ramenez le diable…et la couverture. Je compte sur vous ? ».

Nous sommes séniors, solvables et sérieux. Dans d’autres confréries (maçonnes), on dirait de nous que nous sommes honorables (et bien nés) ce qui est véritable, et non seulement le chèque que nous donnons en échange de cette parole favorable est solvable ce qui aurait pu ne pas être si évident. Je conserve ainsi mon précieux liquide. Mais notre désir d’acquérir pour trois cents Euros un buste en marbre grandeur nature, même non signé, est véritable (bien qu’un peu naïf) ? On ne peut pas laisser passer une affaire pareille !

Le buste emballé par Albert, nous fendons la foule, le diable en avant. Faisons le chemin inverse de l’aller. Retrouvons la voiture coincée dans son pré récemment moissonné, encore revêtu en surface des vestiges des tiges de blé coupées. Ouvrons la voiture. Déposons le précieux buste. (nous avions pris-au-cas-où une couverture ce qui ressemble à de la préméditation). Revenons vers le stand d’Albert. Le retrouvons (miracle). Redonnons le diable et sa couverture à Albert. Un peu surpris de nous voir si vite de retour. Tenant parole.


Nous sommes comme en sortie de table : rassasiés. Il fait chaud. Cet aller-retour nous a épuisés. Nous n’avons plus qu’une hâte : conserver le liquide (l’argent liquide) étonnamment préservé. Et filer avant que la cohue du départ embouteille toutes les routes.

Quelques heures plus tard : retour à la maison. C’est la phase de réalité. Le buste est toujours aussi lourd. Direct dans la baignoire, phase habituelle de salubrité. Nettoyage. Sortie. Surprise : les taches ont disparu. La patine aussi. Ca ressemble à du marbre. L’éclat du marbre. Mais ce n’est pas du marbre. Des lacunes un peu partout nous conduisent à la (cruelle) vérité : les faits : c’est assurément de la résine, incluant de la poudre de marbre. Le modèle n’a pas collé partout au moule. Des manques partout. C’est un moulage loin d’être impeccable, un faux, on s’est fait avoir !

Les cours de management sont prodigues en la matière : comment rebondir, après une défaite, et transformer en plus, ce qui est en réalité un moins, un handicap ?

Trois cents Euros ne sont pas une tromperie si grave que l’on fasse un procès, et nous avons été bien complaisants dans notre achat. Nous n’avons qu’à nous en prendre à nous-mêmes, et à transformer l’essai. Je me jette sur la pâte à bois achetée pour un autre usage, et rebouche un à un les trous suspects. Ca ne tient pas trop sur cette fichue résine, mais le lendemain, le ponçage conserve quelques améliorations. Le cou principalement a été mal recollé, et il faut ôter ces ouvertures béantes et cette couleur jaune trop visibles. « Ca le fait » comme on dit à la télé.

Le résultat est moyen, le rebouchage blanc n’est pas de la même couleur que le faux marbre d’origine. Seule solution, repeindre le tout. En blanc. Anne s’y colle, c’est son métier.

Lendemain, le buste est devenu homogène, mais blanc. Dernière issue, les veines grises qui caractérisent le vrai marbre. Anne n’en est pas à sa première aventure, elle a autrefois transformé maintes cheminées, de tilleul en vrai-faux marbre. Le buste posé sur une table de vrai marbre de Saint-Béat, elle retrouve vite les zig-zag nécessaires qui vous font une belle veine réaliste. Elle en cumule quelques unes.

Voilà notre belle dame de Bordeaux. Elle orne désormais notre jardin devenu parc grâce à d’autres ornementations du même style. Albert contacté depuis reconnaît avoir fait appel à un décorateur, « son » décorateur. Nous lui avons proposé nos services, au cas où il se retrouverait dans l’embarras. Il se dit prêt à nous racheter notre œuvre.



Nous serions susceptibles de donner suite….

…il faudrait cependant qu’il nous en donne…

quatre-cents Euros :

ca vaut bien ça : une Bordelaise…en marbre !